[exogamie]

couteau

Voici le texte que j’ai écrit et lu au Cabaret des auteurs du dimanche, dont le thème était exogamie.

* * *

12 octobre 1954
La mousson semble enfin terminée. J’entame ce récit en ne sachant pas ce qui m’attend dans un mois, une semaine ou un jour. Je viens de finir la fabrication de ce carnet; les camps scouts de ma jeunesse auront au moins servi à ça. Je ne sais pas par où commencer. La nuit tombe, j’écrirai demain.

13 octobre 1954
Avoir survécu fait-il de moi un déserteur? J’étais à Diên Biên Phu quand les forces Việt Minh nous sont tombées dessus. Un cocktail de grenades explosives et incendiaires : on ne s’attendait pas à ça! Le commandant n’en revenait pas. Quand sa tête s’est envolée sous le coup d’une explosion, j’ai vu ses yeux incrédules, éclairés par ses cheveux en feu. C’était pareil pour tous les gars de la section : les bras leur en tombaient, ils se consumaient de surprise. J’ai dû moi-même perdre conscience. À voir l’état du campement, ce serait un miracle que je ne sois pas le seul survivant. Sauvé par la chiasse. La veille, on s’était préparé un Bánh bèo pour changer du sempiternel corned beef. J’avais raison de penser que l’eau n’était pas potable. Bref, au matin de l’attaque, j’étais coincé en position fécale sur l’espèce d’estrade qui nous servait de chiotte. La porte de camion rouillée érigée en paravent m’a sauvé la vie. Tu parles d’une façon de perdre ses amis.

15 octobre 1954
Je ne me débrouille pas si mal en survie. Merci la Légion : on a vécu des trucs tellement dingues qu’on peut faire face à n’importe quoi. Une fois que tu as compris que l’animal gluant/poilu qui menace de te bouffer est potentiellement comestible lui aussi, tu as la base.

17 octobre 1954
Je marche plein sud. Dès le jour de l’attaque, d’instinct, j’ai commencé à m’enfoncer dans la jungle vers le sud. Poussé par l’urgence de mettre une distance entre moi et le barbecue humain des copains. D’après mes calculs, j’ai fait au moins 120 kilomètres dans la forêt, seul dans mon uniforme de légionnaire sale et déchiré. La chronologie est floue. Je ne sais plus si je fuis ou si j’avance, mais je sais que l’immobilisme me tuerait. Cette conne de Jacqueline me disait tout le temps «Reviens! Où est-ce que tu te sauves?». C’est peut-être elle qui m’a appris la valeur de l’éloignement. C’est à cause d’elle et de ses imbéciles de parents si j’ai disparu un beau matin avec le fric. Et si je me suis enrôlé dans la Légion étrangère après avoir tout dépensé.

19 octobre 1954
Une bière et une femme, les deux rêves qui me font avancer. Ça fait longtemps que Dieu est mort dans ma tête, mais le Paradis est un bar-bordel ou je pourrai avaler une rousse tout en baisant une blonde.

20 octobre 1954
Je perds mon humanité de jour en jour. Seuls la soif, la faim et le désir sexuel me tiennent en vie. Je n’ai pas de miroir, mais mon reflet dans la lame de mon couteau de chasse ne ressemble plus au souvenir que j’ai de moi. Un survivant hirsute et barbu, le front rougi de piqûres.

23 octobre 1954
Après trois jours de jeûne, j’ai trouvé une immense talle de champignons jaunes. Ils sont un peu acres mais permettent de parler avec les animaux.

25 octobre 1954
Ce soir, première trace de civilisation – si je fais abstraction des cabanes de cueilleurs et des temples abandonnés. Je suis embusqué dans un bosquet touffu et j’entends des rires. Des rires de femmes.

26 octobre 1954
Encore malade. Je le saurai, les larves oranges ne sont pas comestibles. Je suis trempé, rien ne sèche jamais dans la jungle.

28 octobre 1954
J’ai réussi à m’approcher du camp. Je n’y ai vu que des femmes. Elles évoluent à moitié nues, leur corps recouvert de dessins compliquées. Est-ce une tribu? Sont-elles en voie de disparition? Je les veux toutes, n’importe laquelle. Mon objectif numéro un, survivre, vient de passer au deuxième plan. Baiser devient ma priorité. Demain, je pénètre.

9 novembre 1954
Je reprends ce journal après plusieurs semaines de silence. Ma vie vient de changer. J’ai approché le groupe d’Amazones. Elles étaient toutes en chaleurs, elles se disputaient mes privilèges. J’en ai choisi une, la plus belle et la plus grande, sa peau était étonnamment claire sous ses tatouages guerriers. Nous avons copulé pendant des jours, comme si le besoin de jouir rejoignait l’urgence de repeupler le clan. J’ai ensuite été célébré comme une sorte de divinité de la fertilité. J’écris ces mots depuis une chambre secrète où les femmes viendront à tour de rôle se faire ensemencer.

9 novembre 1978
Cher journal. J’avais hâte de te retrouver pour te raconter ce qui vient de nous arriver, c’est incroyable! Notre stage de naturothérapie sensorielle au Vietnam touchait à sa fin, et nous étions bien heureuses de notre semaine. Jeanne-Marie, notre organisatrice, disait que notre petite communauté de huit femmes était son groupe le plus réceptif. Nous avions franchi la plupart des étapes, et nous retrouvions l’énergie primale en dansant et en peignant des motifs tantriques sur notre corps.

Jeudi, pendant notre séance de yoga, nous avons eu la frousse de notre vie! Un vieillard squelettique et puant a jailli des buissons et a tenté de violer Suzanne. Par chance, il était facile à maîtriser et la police locale est arrivée en moins de dix minutes. Il parait qu’on trouve souvent des gens bizarres dans la région, mais celui-là était spécial. Il n’avait pas le type asiatique, bredouillait un français embrouillé… et il semblait croire que la guerre d’Indochine n’était pas finie! Apparemment, il avait avalé toutes sortes de plantes hallucinogènes, et sa silhouette prouvait qu’il n’avait pas mangé grand-chose d’autre. Suzanne a quand même décidé de porter plainte, ce qui a permis d’envoyer le satyre en prison. Au moins, il sera nourri. C’est fou, ce qu’on vit quand on est loin de chez nous!

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