Aux chiottes la pudeur

toilet

Voici le texte que j’ai lu au Cabaret des auteurs du dimanche dont le thème était «pudeur».

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Tant qu’à se brasser la pudeur, je vais vous faire un aveu : je suis bi. Voilà, c’est dit. [soupir de soulagement] Eh oui, depuis 1999, je suis biculturel.

En général, j’évite les comparaisons entre la France et le Québec. Le «nous» contre le «eux», ça finit par être un peu réducteur pour nous, les Citoyens du Monde… On a vu ce genre de comparatifs sur plein de sujets, mais il y a un domaine qui constitue le tabou ultime : les chiottes. Bon, là, il a fallu que je choisisse un terme familier, alors c’est sorti en argot de France. Parce que là-bas, on a des dizaines de termes pour désigner ça : les chiottes, les vécés, les cabinets, les ouétaires closettes, les wawa, les gogues, la tinette… Au Québec, à part les bécosses quand c’est à l’extérieur, et le petit coin quand on est gêné, on a plutôt recours à un anglicisme simili-hypocrite : la salle de bain. De BAIN. Même sans baignoire ni douche.

Quand on voyage à l’étranger, on est toujours surpris de voir que les stratégies d’évacuation des fluides corporels sont d’une diversité infinie. Si vous êtes allés en Afrique du Nord ou au Japon, vous savez de quoi je parle. Mais revenons à notre petite comparaison sordide. Après 17 ans d’observation assidue des fonds de cuvettes, je suis enfin en mesure de vous livrer le fruit de mon étude de chiottes.

Ici, dans les habitations, la bolle est DANS la salle de bains. Pour plein de raisons, principalement hygiéniques, mais aussi parce qu’autrefois chez le petit monde, on gagnait de la place en regroupant tout dans une seule pièce. Quand on vit à 32 par chambre, on n’a pas d’espace à gaspiller. Résultat : une même pièce pour évacuer et se laver, et la garantie d’une loooongue période d’encombrement chaque matin, dès que le foyer compte plus d’une personne.

Alors qu’en France, le lieu d’aisance a une fonction inconnue des architectes d’ici. Celle de caisson d’isolement. Un cocon fermé où on se retrouve avec soi-même et le fruit de ses entrailles. Parce que s’il y a UN endroit où notre corps devrait pouvoir émettre bruits et odeurs sans jugement, c’est bien celui-là, non?

Pourtant, malgré une révolution pas mal plus tranquille que la révolution française, le Québec vit ses chiottes selon les standards nord-américains. C’est-à-dire collectivement.

Je m’explique. J’ai longtemps travaillé dans les tours à bureaux du centre-ville de Montréal. Ce qui m’a le plus surpris, ce n’est pas les cubicules beiges ni la variété de boissons dégueulasses que peuvent produire les machines à café. Non. C’est les… touélettes.

Je n’ai pas exploré celles des dames (je ne voulais pas subir le sort d’un transgenre en Caroline du Nord), mais je peux vous parler des men’s room. Mesdames, vous aller d-d-d-danser dans vos têtes!

Parce qu’au Québec, ça parle bizness. Les toilettes partagées ne sont pas faites pour s’isoler, oh boy non! C’est un lieu d’hypersocialisation. En plus des deux fonctions de base qui sont d’évacuer les excréments et d’aller jouer sur Tinder, l’endroit a été étudié pour que tu gardes un contact étroit avec le genre humain. Un contact visuel, sonore et olfactif. Et là, je ne parle pas juste des urinoirs sans la moindre ébauche de séparation, le genre qui te permet de vérifier d’un coup d’œil la hiérarchie des mâles de ton entreprise, argument en main. Non, je parle des cabines que je qualifierais de théoriques qui entourent chaque trône-à-crotte.

Là où l’Européen cherche un cocon, un endroit où la pression physique et mentale se relâche… le Québécois démontre une attitude résolument communautaire. Les cloisons des côtés commencent à 16 po du sol (ça fait 40 cm) et elles s’arrêtent à 6 pi 6 po (ça fait 2 m). De quoi investir la bulle de ton voisin de cuvette big fucking time! De quoi profiter des gargouillis de son estomac après le roteux du lunch. De quoi évaluer avec précision la fluidité de ses selles et le fumet de ses déjections. De quoi se bercer à la mélodie de son jet de pisse ou des flocs répétés de ses bombes. Vraiment une belle intimité. Et s’il est de grande taille, tu pourras même garder un œil sur son haut de tête et, avec beaucoup de chance, établir un eye-contact sensuel. Place à la bromance!

Et je n’ai même pas parlé de la « porte ». Oui, c’est une porte avec des gros guillemets de chaque côté. Le progrès nous a permis de garantir l’étanchéité absolue des bocaux de ketchup de nos grand-mères, mais une ostie de porte de chiotte jointive, c’est encore du domaine de la futurologie! Le bout de planche qui te permet de chier sans t’exposer à la moitié du service comptable de ta boîte n’est pas juste trop étroit, il a aussi un copieux dégagement dans sa partie basse qui, selon mes hypothèses, vise PREMIÈREMENT à informer le personnel sur la couleur de tes bobettes, et DEUXIÈMEMENT à permettre à une équipe de secouristes de pénétrer dans ta cabine au premier signe de malaise avec une civière et des bonbonnes d’oxygène. Tu ne mourras pas en paix, man. Pas ici.

C’est donc normal que dans ce bel espace à aire ouverte de style loft, on se jase du dossier X qui ne se conclut donc pas ou du client Y qu’a juste pas d’allure. Le lieu est sans tabous, sans pudeur et sans limites! Le brainstorming partage l’espace avec le gutstorming. Tout gargouille, éructe et éclabousse, au milieu des déclenchements aléatoires des chasses d’eau automatiques – parce que là-dessus aussi, l’humain a perdu le contrôle. Côté nasal, c’est un pot-pourri de savon parfumé cheap et de gaz gastrique. On sort de là avec l’impression enivrante d’avoir assisté à une réunion d’équipe les culottes baissées.

Maintenant, un petit sondage à main levée : qui fait des rêves récurrents où vous cherchez une cabine de toilettes qui n’est ni occupée, ni dégueulasse, ni ouverte sur l’humanité entière?

C’est ça.

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