Comptable de guerre

Voici le texte que j’ai lu au Cabaret des auteurs du dimanche, sur le thème «comptable».

C’est anecdotique, mais je suis pourri en compta. Vraiment pourri. J’ai longtemps mis ça sur le dos du clivage traditionnel : cerveau droit contre cerveau gauche, rationnel contre affectif, comptables contre artistes. Parce que oui, au passage, ça justifiait mon statut d’artiste. Au-delà de mon constat d’incompétence à gérer des bidous, j’ai fini par croire que tous les artistes étaient des gens empathiques, pacifistes, humanistes et pleins d’humour, alors que les comptables étaient de pathétiques humanoïdes dépourvus d’émotions et déconnectés de leur sentiments ataviques. Et puis j’ai vu la pub pour les Comptables Professionnels Agréés dans le métro, et j’ai compris que ces gens-là aussi savaient avoir du fun.

Vous connaissez Oskar Gröning? Un excellent comptable.

Oskar est né en 1921 en Basse-Saxe (c’est en Allemagne). Sa mère meurt quand il a 4 ans et son père est un con. Lui, c’est plutôt un nerd. Un nerd des chiffres. Son enfance est «marquée par la discipline, l’obéissance et l’autorité», ça fait vraiment des beaux hobbies. Sur ses photos de jeunesse, on voit une beau visage aux traits fins, une bouche presque féminine et des yeux clairs… derrière des lunettes pour le côté nerd. Pas une miette de méchanceté. En 1933, quand un certain Adolf Hitler est élu – démocratiquement – à la tête du pays, Gröning embarque dans les Jeunesses Hitlériennes, convaincu que les nazis sont «les personnes qui veulent le meilleur pour l’Allemagne et font quelque chose pour y arriver.» Ado, il passe donc ses loisirs à brûler des livres écrits par des Juifs et autres auteurs dégénérés. Il est pour le national-socialisme, qui a un effet positif sur l’économie et qui réduit le chômage. C’est important, favoriser l’emploi, hein? Et c’est vrai que les non aryens servent à rien. Laissez faire, c’est de l’humour de comptable.

Gröning est un vrai de vrai bollé. À 17 ans, il fait un stage dans une banque, et là, pouf, la guerre éclate! La moitié des employés de sa banque sont envoyés au casse-pipe, ce qui est une super nouvelle, puisque ça lui permet d’obtenir une belle promotion! Il finit quand même par s’engager dans les SS parce que l’uniforme est beau. Il est comptable, comptable de guerre. Il se décrit lui-même comme «un bureaucrate qui se satisfait de son rôle de salarié dans l’administration SS, qui lui garantit à la fois les aspects militaire et administratif qu’il attend d’une carrière.» Cool.

En 1942, on lui fait signer un contrat de confidentialité hyper-top-secret et on le mute dans un bled dont il n’a jamais entendu parler. Auschwitz. Quand lui et ses camarades demandent la spécialité de l’endroit, on leur répond qu’ils le découvriront par eux-mêmes. J’adore ce genre de réponse : transparence, chose! En attendant, il est super bien nourri. Vu ses compétences comptables surhumaines, on lui confie la gestion de l’argent des Juifs. Des sous qui doivent leur être rendus à leur sortie. Pas plus con que vous et moi, Oskar comprend assez vite que personne ne sort vivant de ce camp, qui est une machine à exterminer les Juifs. Il est perplexe, mais il finit par accepter le principe… parce que «sa routine lui convient». On le nomme sergent. Il raconte cette anecdote [âmes sensibles, sautez ce paragraphe] :

«Un bébé pleurait. L’enfant gisait sur la rampe, emmailloté dans des vêtements. Une mère l’avait abandonné, peut-être parce qu’elle savait que les femmes accompagnées d’enfants étaient envoyées immédiatement à la chambre à gaz. Je vis un soldat SS attraper le bébé par les jambes. Les pleurs l’avaient énervé. Il frappa la tête du bébé contre le flanc d’acier d’un camion jusqu’à ce que le silence se fasse.»

Gröning retourne à sa compta en évitant désormais d’être confronté à ce genre de scènes. L’aveuglement volontaire, un sport très populaire sous les dictatures.

En 1944, il rejoint une unité de combat SS, en France, unité qui se rendra aux Anglais en 45. Conscient que la partie de son CV qui concerne Auschwitz risque de lui nuire, il ment sur son implication : il est innocent comme un soldat du Reich qui vient de naître. Il fait de la prison – dans un ancien camp nazi, merci karma! –, et du travail forcé en Angleterre, où il connaît une «vie très confortable».

Après quelques années, il rentre en Allemagne, retrouve du boulot et interdit à tous ses proches de prononcer un certain mot qui commence par «ausch» et finit par «witz». On a beau être comptable, on a sa sensibilité! Mu par son côté foufou, il collectionne les timbres. Dans son cercle de philatélistes, il côtoie un des premiers négationnistes de la Shoah, et ça vient le chercher. Comme Oskar est un honnête homme – en tout cas selon lui –, il finit par cracher le morceau dans cette déclaration aux négationnistes :

«Je souhaiterais que vous me croyiez. J’ai vu les chambres à gaz. J’ai vu les crématoires. J’ai vu les feux ouverts. Je me suis trouvé sur la rampe lorsque les sélections avaient lieu. Je voudrais que vous croyiez que ces atrocités se sont produites car j’y étais.»

À partir de là, il accepte de tout déballer, en se posant comme un négligeable «petit rouage dans le mécanisme». Un mécanisme qui aura quand même exterminé entre 5 et 6 millions de Juifs. Je vous laisse le digérer : entre 5 et 6 millions. C’est plus que la population du Québec à cette époque. Mais Oskar, lui, n’a jamais tué personne, oh non Monsieur!

Il subit ce qui restera probablement le dernier procès d’un nazi… le 21 avril 2015. Il est condamné à quatre ans de prison pour «complicité» dans le meurtre de 300 000 Juifs, et déclaré apte à purger sa peine d’emprisonnement malgré son âge. L’exécution de la peine est reportée.

Oskar Gröning meurt à l’hôpital le 9 mars 2018 (il y a huit mois!), avant d’avoir été incarcéré. Parti avec la conscience presque tranquille, à 96 ans.

Vous voyez où peut mener la comptabilité? Étudiez donc en arts, plutôt.

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