Mes 20 temps au Québec

Le 19 juillet 1999, j’atterrissais à Mirabel avec ma fille, sa mère, et les trois malles et quelques sacs qui constituaient tout ce que nous avions. L’objectif était aussi simple qu’hasardeux : s’inventer une nouvelle vie « au Canada ». Ces guillemets représentent le malentendu fondamental de l’expédition, car nous étions arrivés au Québec. Par chance.

Vingt ans plus tard, voici mes constats.

1. Les gens sont pareils mais différents.Quand tu viens d’ailleurs, non seulement les gens sont différents, mais tu es toi-même différent. Et puis tu réalises que « pas tant que ça », et que les différences individuelles sont souvent plus grandes que les différences collectives. Mettons que les Québécois sont globalement moins chiants que les Français, mais certains le sont autant, et les Français ne sont pas tous chiants.

2. La culture est surreprésentée. Avec 8,4 millions d’habitants – soit 8 fois moins que la France – et une scène artistique qui fait au moins le quart de son équivalent français, le Québec est une pépinière culturelle qui exporte des chanteurs, des humoristes, des clowns, des dramaturges, des metteurs en scène, des comédiens, des cinéastes et des auteurs.

3. Les paradoxes n’ont pas de frontières. Le Québec est ambitieux mais timide, vaste mais tricoté serré, écologique mais énergivore, froid mais tempéré, francophone mais bilingue, traditionnel mais technologique, distant mais chaleureux.

4. Avoir un projet politique, c’est motivant. Pour l’électeur désillusionné que j’étais, débarquer dans un pays à faire est une expérience enthousiasmante. L’option souverainiste/indépendantiste/séparatiste m’est d’abord apparue comme une absurdité (qui sont ces gens qui se plaignent de cette belle société bilingue, multiculturelle et durable?), avant que je ne me penche sur cette lutte, que je vive la domination muette du ROC, que j’assiste à l’érosion de la langue et de la culture québécoise, érosion qui ne cessera que lorsque l’assimilation sera complète ou qu’un nouveau pays aura fleuri.

5. J’ai des portes françaises. Vue de loin, la France est une contrée exotique qui produit des portes françaises, de la vanille française, des drains français, des tresses françaises. Le rêve.

6. Je suis féministe. Il m’aura fallu vivre sur cette terre progressiste pour comprendre l’urgence de soigner nos minorités, à commencer par la moins minoritaire : nos mères, nos filles, nos sœurs, nos égales. J’ai récemment discuté avec une amie française sensible et intelligente qui refusait pourtant de se définir comme féministe tellement ce mot a été sali par les précédentes générations. Breaking news : si vous êtes pour l’égalité, vous êtes féministe. Point.

7. Vive la bouffe.C’est le slogan d’une grande chaîne d’épicerie, un slogan qui manque vraiment de classe, mais qui exprime quelque chose : le Québec n’est pas un pays de gastronomie, mais de bouffe. Ça ressemble à une mauvaise nouvelle, mais ça simplifie la vie et ça ouvre les papilles. Quand on n’a pas à se conformer au poids d’une tradition culinaire, il est beaucoup plus facile d’accepter celles des autres pays et d’inventer la sienne.

8. Une gueule, ça se ferme aussi. Dans un pays de grandes gueules, une grande gueule est un atout. Ailleurs, il faut développer d’autres compétences et approfondir des concepts sociaux tels que subtilité, écoute et fermage de gueule. Honnêtement, ça fait du bien.

9. Je suis parti l’esprit en paix. Juste avant d’émigrer, je me suis offert un luxe que je souhaite à tout le monde : j’ai remercié mes parents et je leur ai dit que je les aimais. Nous ne sommes pas une famille de câlineux et nous n’avons pas le je t’aime facile, mais celui-là a dénoué bien des choses. Je suis aujourd’hui orphelin, et ce souvenir me procure une certaine sérénité.

10. Émigrer ouvre l’esprit. En tant que rejeton d’une famille sédentaire, je souhaite l’émigration à tous ceux qui sont tentés par l’idée (ce n’est pas tout le monde). Être l’étranger quand on a toujours vécu chez soi est une expérience enrichissante. Ça permet au passage de prendre un peu de recul sur ce qui constitue nos habitudes et nos valeurs, et de décider ce qu’on garde et ce qu’on jette.

11. J’ai deux maisons. Après mon installation à Montréal, ça m’a pris quatre ans pour revenir en France. Je me demandais si j’allais me sentir étranger dans ma ville natale. À la seconde où j’ai posé le pied sur le trottoir parisien, j’ai compris que je n’avais pas perdu un pays, mais que j’en avais plutôt gagné un deuxième. Ma maison, c’est là-bas et ici. L’envers de la médaille est que chaque drame qui frappe Paris (Charlie, le Bataclan, Notre-Dame) fait douloureusement renaître le Parisien en moi.

12. Je suis libre d’être pluriel. Est-ce le contexte, l’âge ou ma personnalité? La possibilité de s’épanouir dans plusieurs domaines me semble plus tangible que jamais. En plus d’élargir ma palette professionnelle – ce qui semble normal –, j’ai expérimenté ici le chant jazz, l’animation de cabarets littéraires, la guitare funk, les conférences, l’éducation canine, le bilinguisme, le deltaplane, les congas, les randonnées, la traduction.

13. Un emploi, ça se fabrique. J’ai mis trop longtemps à me lancer à mon compte. Pourtant, pour être entrepreneur au Québec, il suffit de le vouloir. Tu fais des mandats, tu envoies tes factures, c’est à peu près tout. Ça rend tout possible, mais pas sans efforts.

14. L’accent est une couleur. Et on ne s’arrête pas éternellement à une couleur. Une fois qu’on l’a comprise, on passe de la forme au fond. Même chose pour les expressions et les mots-qui-ne-veulent-pas-dire-la-même-chose. Les Québécois comprennent très bien les Français parce qu’ils ont été exposés à leurs films, à leurs chanteurs, à leur général de Gaulle. Peut-être qu’un jour, les Français passeront au-dessus du « putain d’accent canadien tabernacle » et deviendront enfin aptes au dialogue?

15. J’ai un prénom jeune. En France, Olivier est un prénom assez courant pour ma génération, et Manon est un prénom assez courant pour la génération de ma fille. Au Québec, les Olivier ont l’âge de ma fille et les Manon ont mon âge. Paradoxe spatio-temporel.

16. Mon pays, c’est l’hiver, sauf en été. « Vous avez pas peur de l’hiver? » est la question qu’on m’a le plus souvent posée avant mon départ. Ce qui nous a pris de court dès le premier jour, c’est plutôt la chaleur des étés. Selon mon expérience, il fait plus chaud, avec plus de constance, à Montréal qu’à Paris. Bien franchement, je préfère cette météo contrastée où les hivers sont hivernaux et les étés estivaux.

17. L’espace est un luxe relatif. J’ai grandi dans un appartement parisien de 90 m2, que j’ai toujours considéré comme grand, où nous vivions à cinq. J’ai ensuite choisi un pays où les paysages sont plus vastes et où l’espace est moins cher, même en ville. Depuis quatre ans, je vis à la campagne, dans une grande maison, avec ma blonde et ma chienne. Même si cette maison est aussi notre lieu de travail et la résidence secondaire que nous n’aurons jamais, je me trouve incroyablement privilégié par cette aisance.

18. Le racisme trouve toujours son chemin. Un des gros problèmes de la France que j’ai quittée, c’est la peste brune, cette xénophobie atavique sous-jacente, et sa pathétique incarnation politique. Baser une politique sur des réflexes honteux comme la peur de l’autre devrait être illégal, en plus d’être immoral. Malheureusement, cette gangrène a fait son chemin jusqu’au Québec, d’abord marginale (hello Hérouxville!), puis institutionnelle. Nous sommes encore loin des positions inhumaines de nos voisins du Sud, mais il faut réagir.

19. Je ne suis plus maudit. Devinette classique : à quoi reconnaît-on un maudit Français? C’est celui qui reste au Québec. Ce n’est pas qu’une blague. Comme tout nouvel arrivant de l’Hexagone, je me suis fait traiter de maudit Français. Et dès que j’ai fait un effort d’adaptation, dès que j’ai adopté une langue plus universelle, je suis redevenu moi-même et j’ai cessé d’être un exotisme. Après 20 ans, mon accent est toujours facile à détecter, mais ça fait longtemps qu’on ne m’a pas réduit à ma première nationalité.

20. Je ne repartirai pas. Mon avenir est au Québec, comme mon présent et une partie de mon passé. Je n’ai aucune raison, aucun plan, ni aucune envie de retourner vivre en France, même si ma famille et mes vieux amis me manquent. Depuis longtemps, je ne renouvelle plus mon passeport européen. Le Québec n’est pas un eldorado, mais c’est mon pays, puisque j’y ai trouvé un avenir.

4 Réponses à Mes 20 temps au Québec

  1. Super bel article ! Très touchant et authentique aussi. Bravo et merci pour ce témoignage qui montre les ressemblances et les différences, où chacun peut être soi tout en s’ouvrant vers l’autre. Des Français et des Québécois comme toi, on en veut encore et encore !

  2. Julie dit :

    Un très bel article qui me conforte dans ma propre expérience. Arrivées depuis un peu plus d’un an avec ma blonde, on savoure chaque nouveau jour et cette qualité de vie dont on aurait à peine osé rêver en France !

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